The Hateful Eight ou le crépuscule enneigé des idoles

Quentin Tarantino était attendu au tournant après que la publication pirate du scénario de The Hateful Eight, alors en projet, l’avait conduit il y a un peu plus de deux ans à interrompre la production du film en annonçant l’annulation du tournage. Il n’en fut finalement rien, et un coup d’œil appliqué sur ce huitième long-métrage de sa filmographie, d’une effarante densité, semble se faire la preuve éminente du fait qu’on ne puisse que s’en réjouir.

     Des paysages imposants dans le suspens du temps. La neige maîtresse des grands espaces du Nord américain. La nature sublimée par la noirceur d’un air de Morricone. Et puis ce Christ délaissé, témoin de la déroute humaine face à la mort de son père. Dès ces premières images en plans fixes, puis avec un dézoom sur ce crucifix, Tarantino sonne la charge (héroïque?) : l’Amérique, sa morale et son cinéma sont visés.

Article Tarantino 6

Synopsis

     Pourtant, c’est alors que le cinéaste déploie le récit de The Hateful Eight avec la maîtrise narrative qu’on lui connaît, l’introduisant à travers le dévoilement progressif du visage stoïquement amusé de Marquis Warren (le formidable Samuel L. Jackson), dressé sur la route d’un collègue chasseur de primes, le rustre John Ruth (le revenant Kurt Russell), qui cherche à livrer à la « justice » Daisy Domergue, se rendant à cet effet à la bourgade de Red Rock. Il s’avère rapidement que les deux hommes se connaissent, le premier s’étant fait une réputation lors de la guerre de Sécession (qui sera le seul véritable repère temporel de l’histoire), tandis que le second s’est façonné le surnom de « Bourreau » devant sa capacité à ramener ses proies vivantes afin de leur offrir l’humiliation de la potence. Encombré par les corps de hors-la-loi qu’il a capturés et souhaite également ramener à Red Rock, bloqué par la neige et la perte de sa monture, Warren embarque ainsi dans la diligence de son impromptu sauveur, dont il ne sera pas sans subir la méfiance et l’impulsivité. Sur le même chemin, les deux acolytes de fortune rencontrent le prétendu nouveau Sheriff de la ville où ils se rendent, Chris Mannix, également vétéran, quoique sudiste. Seulement, surpris par ce puissant blizzard qui se transforme en tempête, la troupe va devoir faire halte promptement.

Tout va bien, la mercerie de Minnie daigne leur accorder refuge, malgré l’absence de sa propriétaire. Accueillis par quatre étranges personnages, Bob, mexicain qui régente l’auberge, Oswaldo Mobray, réel bourreau de leur destination, Joe Gage, cowboy de passage, ainsi que Sanford Smithers, général confédéré, les trois protagonistes égarés s’aperçoivent rapidement qu’ils ne rallieront pas Red Rock de sitôt, ces huit salopards faisant au contraire de leur refuge un théâtre de faux-semblants où la tension, palpable, deviendra peu à peu aussi charnelle que décharnée.

Un retour aux sources salvateur

     La mise en scène est si dense et le récit si intense qu’on pourrait s’arrêter là et considérer que Tarantino livre un huis clos de haut vol, par lequel il entremêle western et film choral. La photographie éblouissante de Robert Richardson n’a d’ailleurs pas un rôle minime dans cette réussite. On pourrait aussi facilement affirmer qu’il renoue avec ses premières amours (et l’humour plus cynique qu’elles impliquaient), recopiant son Reservoir Dogs en substituant le Colt au Magnum, la neige du Wyoming au soleil de Los Angeles, la prime pour quelques têtes au butin d’un hold-up, le bandit au mouchard. Il faut dire qu’ils sont bel et bien huit à être dans l’enclos, et que ledit enclos court vers une implosion sanguinolente dans la veine de ce chef d’œuvre de simplicité qu’était Reservoir Dogs.

Article Tarantino 8

À cet égard, il y a évidemment ce retour aux dialogues légers mais ciselés, dont la puissance se dévoile davantage dans leur enchaînement virtuose que dans leur profondeur immédiate. Cette générosité dans le dialogue ramène le cinéma à son essence même (et nous rappelle au Godard de Bande à part) : la scène d’enjeux esthétiques et politiques qui se développent au creux de son langage, et du langage, sans pour autant oublier que son support est la vie. Il y a également cette structure narrative non-linéaire, qui use et abuse des flashbacks au fil des péripéties de ses huit trublions, se faisant le carrefour de destins souvent si dérisoires. Il y a enfin le retour de deux acteurs qu’on aurait presque oubliés : Kurt Russell, idole carpenterienne des années 80, et puis Samuel L. Jackson, figure de proue des malicieuses divagations tarantinesques d’avant Kill Bill. Cependant, en rester à ce constat par trop apparent -quoique déjà jouissif- serait faire injure à ce film dont les perspectives exégétiques apparaissent si nombreuses qu’il s’impose assurément comme le plus épais de l’œuvre de Quentin Tarantino, surmontant ses atours de western corbuccien à la sauce Agatha Christie.

De l’importance du format

     Ainsi, creuser cette œuvre implique tout d’abord de mettre en exergue certains choix qui n’ont rien d’anodin. En premier lieu, le 70mm. Si le fait de l’avoir projeté de la sorte se veut comme un écho au cinéma d’antan, comme une déclaration d’amour à la pellicule à l’heure où le numérique lui vole la vedette, l’élection de ce format permet surtout la conjugaison d’un élargissement des plans à une vraie profondeur de champ (qu’il utilise allègrement pour faire apparaître objets-clés et symboles précis, ou concentrer la focale sur les personnages qui parlent). C’est là que le métrage commence son travail de sape. En effet, c’est le huis clos tout entier qui en ressort saboté, car si l’efficacité de ce procédé réside dans l’impression de confinement et dans la mise en place d’une atmosphère que l’isolement détermine, l’usage de plans très larges permet de ne rien occulter.

Article Taratino 1
La scène où le bourreau et le nouveau Sheriff de Red Rock s’affirment comme les défenseurs de l’intégrité de cet ancien général sudiste s’en fait le reflet, puisque s’introduisent progressivement dans le champ chacun des personnages qu’elle charrie, du menaçant Warren au menacé Smithers. La réclusion du spectateur au côté des protagonistes agrandit alors son angle optique, sans en perdre pour autant sa dimension oppressive. Carpenter l’avait déjà compris dans The Thing, où cette base perdue dans l’Antarctique faisait paradoxalement de l’immensité une prison, Tarantino reproduit l’expérience de cette œuvre dont il n’est pas sans s’inspirer (introduction avec paysages enneigés, traîtres à démasquer, musique de Morricone, et cætera) dans The Hateful Eight, avec un sous-texte d’autant plus corrosif.

Interroger l’Amérique par-delà le bien et le mal

     Le choix de la période n’a également rien de subsidiaire. Grand moment de confusion, cet immédiat après-guerre fut déjà le lieu des tribulations de Clint Eastwood chez Leone, dans sa Trilogie du dollar. Or, là où les personnages du maître du western spaghetti appartenaient à une galerie certes altérée mais toujours définie, qui les plaçait d’un côté ou de l’autre de quelque cause, effectuant des pactes où l’honneur demeurait, en filigrane, permettant que la morale ne disparaisse jamais vraiment, ces huit salopards existent par-delà cette même morale. La confiance n’étant plus, ce sont donc des créances parfois absurdes qui assignent leurs rapports et la manière dont ils s’acceptent : une soi-disant lettre de Lincoln, le gage d’être le représentant de la loi.

Tarantino et Peckinpah, même combat ?

     De fait, il se trouve que ce brouillage des pistes et des antagonismes apparaît comme caractéristique de la période sur laquelle le film se penche. Un camp réactionnaire décimé, un camp progressiste orphelin, et au milieu, des hommes, ou plutôt du gibier ayant combattu sans savoir, au service aveugle du pouvoir. Ce peuple est alors délaissé, placé face à ses propres contradictions qu’il s’efforce de surmonter. Mais le réquisitoire n’est pas non plus fordien, ou alors uniquement en creux, la réhabilitation du paradoxe et la volonté de faire corps sont évidemment présentes, mais pas la nostalgie de la communauté. Il est davantage dans l’héritage direct d’un Peckinpah (qui n’est autre, direz-vous, que le fils spirituel de Ford), le massacre qui prend forme au sein de cette auberge n’étant pas sans rappeler celui qui éradiquera dans le sang La Horde sauvage, le montage très découpé en moins, sonnant quasiment le glas de l’intégralité d’un genre.

Fin d’un genre et renouveau d’un art

     C’est précisément ce genre que Tarantino achève ici d’enterrer, et c’est là que se façonne son travail le plus théorique à l’écran, et qu’il attribue à son œuvre un volet définitivement mythologique. Il a pris acte du fait que l’Amérique est née dans le sang, mais contrairement à un Iñarritu qui, dans l’affligeant The Revenant, ne comprenant ni la nature, ni la naissance d’une nation, laisse le sort de son récit (d’une plate virtuosité, où la performance est seule guide d’une mise en scène qui ne pense jamais) entre les mains d’un Dieu dont il ne peut concevoir la mort, le réalisateur de Pulp Fiction fait état de cette mort et parvient à la retranscrire à l’image. Notamment à travers le gommage de la barrière entre bien et mal, nous l’avons dit, les personnages n’étant que les fantômes de leur propre déchéance en ce néant alentour que le blizzard et sa neige symbolisent si bien.

Il y a en ce sens chez ces deux chasseurs de primes, tout comme chez ces deux hommes qui se veulent garants de la loi, une espèce de nonchalance à l’encontre de cette dernière, qui s’inspire directement d’un autre film de Peckinpah, Pat Garrett and Billy the Kid, lorsque Warren Oates, nouvellement Sheriff, au constat du fait que les temps changent (aussi dans le casting, Bob Dylan y était, souvenons-nous, fascinant de mystère), clame que « d’un côté où l’autre de la loi, on a raison, il faut bien vivre. » Ces salopards on le même rapport à la loi que celui que dessine la filmographie de « Bloody Sam » : elle n’est qu’une entrave absconse et abstraite, inapte à couvrir la bestialité latente qui sévit en chaque homme. Cette manière toute décontractée qu’ont Ruth et Warren de discuter de leurs captures en est la meilleure preuve : la loi n’est pour eux qu’un moyen qu’ils utilisent pour survivre, et par conséquent ni plus ni moins qu’une source pécuniaire. Il en est de même pour ce bourreau qui ne nous dit rien d’autre qu’au fond, la loi n’est là que pour désincarner le rapport de l’homme à la justice, omettant de réinterroger la pertinence de leur médiateur, à savoir cet exécutant exécuteur en question. Sa métaphysique est donc bel et bien devenue celle de la société tout entière, au prisme de la morale chrétienne, « infectant de punition et de faute l’innocence du devenir » (Nietzsche). Là est le réel nihilisme du film : les valeurs n’ont guère plus de sens que dans l’insane automatisation de la relation qui s’établit entre elles et les personnages.

Article Tarantino 7

En l’occurrence, deux scènes, ou plutôt deux actions bien précises, sont le reflet de la volonté qu’a Tarantino d’en finir avec le crépuscule du western, voire même avec les codes du cinéma américain. Par la première, où John Ruth désarme ses compagnons de fortune dans la mercerie avant de démonter leurs revolvers en envoyant son cocher les expédier dans la chasse d’eau, plus qu’une bande malhonnête, plus qu’une époque brutale, plus encore qu’un pays éperdu, c’est véritablement un art tout entier qui semble déposer les armes : le cinéma. Elles sortent du champ et n’y entreront de nouveau que pour mieux s’autodétruire, une corde décidant d’ailleurs du finale. Le second acte n’est pas moins éloquent, il s’agit de ce même John Ruth qui brise la guitare qu’avait saisie sa prisonnière, qui jouait un air folk sur fond de coups de marteau, Tarantino y collant les sons par un procédé godardien avant de les éclater dans un geste mettant à son tour fin à la prégnance de la musique : « music time’s over. »

Mythologies

     Enfin, cette extraction des mythes afin de les sabrer prend sa forme la plus évidente, mais aussi la plus complexe, dans l’implosion des dichotomies qui nous sont initialement présentées, le dynamitage des idéologèmes (c’est-à-dire de leur sous-texte proprement idéologique qui approprie le social à la structure de la domination) attenants reconditionnant la grille d’analyse politique du spectateur, alors émancipé du sens commun. De cela jaillit concomitamment une reconfiguration des catégories du visible, du dicible, du pensable, et a fortiori du possible, comme le dirait Jacques Rancière, laissant tout le loisir au public de se ressaisir de thèmes dont le cinéma (américain) a tant usé et abusé, à savoir ici le rapport de l’individu à la communauté, des noirs aux blancs, de la femme à l’homme.

Pour ce qui est de la mise en relief de la relation entre yankees et confédérés et bien qu’elle n’en reste pas moins la plus évocatrice, nous en avons suffisamment dit. Dès lors, comment ne pas évoquer celle entre noir et blanc ? Warren, toujours catégorisé en tant que « nigger », se confronte à la violence de cette Amérique raciste tout en détenant une certaine considération, craintive ou reconnaissante, de la part de son vis-à-vis, et ce grâce aux marques de bravoure qui lui reviennent de la guerre de Sécession (évasion d’une prison en décimant une compagnie sudiste, lettre d’Abraham Lincoln). Seulement, l’opposition demeure, du moins jusque son explosion dans la scène qui clôt la première partie du film, au moment où nous est narrée l’humiliation qu’il a fait subir au fils du vieux général sudiste, cette insoutenable scène de fellation incarnant à l’image l’absolution rédemptrice de la domination blanche, au sein des États-Unis comme du cinéma, au point qu’il ne sera plus directement question de sa condition d’afro-américain lors de la seconde partie, la scène finale attestant de ce revirement. De plus, on perçoit peu à peu le traitement d’une autre dichotomie et son progressif anéantissement : celle entre hommes et femme(s). En effet, la femme est ici seule, telle que l’était l’homme noir. Néanmoins, elle a des traits qu’on rattacherait au masculin, et si le fait de lui attribuer un lien de proche parenté avec un bandit autrement plus dangereux est critiquable en ce sens qu’il ôte une partie de l’épaisseur du personnage, elle n’en parvient pas moins à s’imposer comme source du mal tout en gardant sa part de mystère, allant jusqu’à négocier d’égal à égal avec un homme, sa face ensanglantée (on pense forcément à Carrie de De Palma) finissant par refléter les heurts genrés de l’Histoire.

Le visage ensanglanté, témoin et reflet des atrocités de l’Histoire

     Bien sûr, on pourra conspuer l’apparente légèreté des dialogues ou conchier l’abandon du lustre envoûtant de la première partie pour la sanglante théorisation de la seconde. Toutefois, il paraît indéniable que c’est à travers ces deux pendants (qui sont aussi certainement des penchants) que Tarantino déploie sa maîtrise en dévoilant son ambition. Jean-Luc Godard disait qu’à l’écran, « il y a le visible et l’invisible, et si vous ne filmez que le visible, c’est un téléfilm que vous faîtes ».  Or, contrairement à Iñarritu, Tarantino ne fait pas dans l’esbroufe. Il offre au spectateur une image qui n’est pas prête-à-voir sans la sacrifier sur l’autel de l’abstraction, ou de ce néant qu’il diagnostique pourtant à la manière d’un certain Nietzsche. Il clame simplement sa volonté de penser pour avancer, de mettre en scène pour survivre, de violenter le septième art pour mieux lui déclarer son amour. Au fond, il n’est autre qu’un Barthes déguisé en Peckinpah qui aurait compris Godard et dé(cons)truirait à coups de marteau l’Amérique et son cinéma.